Réflexion sur la lecture de la bande dessinée, le soit disant "Art populaire" d'une petite fraction.

Je vous fais part de cette réflexion à qui m'a été inspirée à l'occasion particulière de mon travail sur Pourquoi le quartier a-t-il autant changé ?.
Pourquoi le quartier a-t-il autant changé ? est un livre qui m'a été commandé par l'entreprise de promotion immobilière SOFERIM.
La destination de cette édition était majoritairement le cadeau promotionnel. Pour cela, en complément de la bande dessinée,
un commentaire récitatif décrivant l’action a été ajouté en bas de page de façon à ce que les lecteurs non-connaisseurs de bande dessinée puissent suivre.

Cet ajout, pour le moins singulier ne fut pas mon choix.
En effet, fin octobre 2011, j’avais terminé le cahier intérieur de 32 pages.
Je l'ai alors remis au comité de lecture de l’équipe de SOFERIM, composé de 5,6 personnes
qui, de leur propre aveu, ne lisaient jamais de bande dessinée.
J’ai eu l’occasion d’élaborer le scénario avec eux, lors de 4 réunions entre janvier et juillet.
Pendant ces réunions préliminaires, je leur lisais le scénario,
le but étant de faire un livre amusant contant le parcours d’une opération immobilière.
Étonnamment, ils ne saisissaient pas des concepts aussi fondamentaux
que l’ellipse entre deux cases fixes.

À vrai dire, l’exemplaire de correction qu’ils m'ont remis contenait un texte décrivant l’action
à quasiment toutes les cases, et ceci dans un nombre conséquent de lignes.
J’obtins le droit de résumer ce texte fleuve dans une petite phrase résumant la planche.
 

trois cases qui sont reliées entre elles apparemment, mais comment trouver un sens quand on ne le sait pas ?

Je suis entouré par la bande dessinée depuis ma naissance,
Mes parents, mes amis, mes lecteurs, mes collègues dans mon travail d’auteur bien évidemment, sont lecteurs de Bande dessinée.
Quelques exceptions m’avaient mis la puce à l’oreille,
des gens fiers de ne pas lire de bande dessinée existaient, je le savais,
la condescendance avec laquelle certaines personnes apparemment ignorantes de ce média, parlaient de « la Bédé rigolote »,
les iconographies avec moult « ! », « !? », « Bouing! », « Blam! » etc,
dans la documentation où on nous parle de cet art étaient autant d‘indices d‘une vérité loin de m‘être évidente.

J’avais aussi observé dans les festivals le portrait type des gros lecteurs de BD: des hommes, la quarantaine, obèses et suintants, à moitié obsédés sexuel,
lecteurs d’histoires de chevaliers combattant des dragons pour sauver des princesses à gros nichons, dans un style réaliste le plus pur, et pour eux, plus c’est réaliste, plus c’est une bonne BD.
J’avais déjà, je le savais, peu en commun avec ce profil de lecteurs, eux d’ailleurs s’intéressent encore moins à la bande dessinée qui a ma préférence que moi, à la leur.
Pourtant, voila le profil de 40% du marché, le reste se trouvant dans des niches en quantité d’auditoire plus infime.
Je nomme pour exemple, les niches « pour enfant », « manga », « franco-belge », si j’affirme me situer dans les niches « indépendante » et « fanzine », je crois que vous en conviendrez.

Eh bien, tout cela n’est qu'un petit folklore, et ce sont les best-sellers de la Bande dessinée qui nous le révèlent.
En effet, à combien se situe une bonne vente de Bande dessinée?
Une « bonne vente » en Bande dessinée, c’est 10 mille, un best-seller c’est 3 millions, 5 millions d’exemplaires vendus en France.
Mais ce chiffre peut atteindre les 10 millions, voire plus pour les quelques classiques, à condition, bien entendu d’être adaptés au cinéma ou à la télé.
Or, nous sommes 68 millions de Français.

Oui, le cinéma et la télévision sont des support populaires, comme je l’ai souligné, avant leur adaptation pour ceux-ci, les ventes de ces classiques restent au niveau, honorable des best-seller.
Encore que, certaines, comme Kid Paddle, étaient assez confidentielles avant l'adaptation qui a fait leur notoriété
Par exemple, Titeuf, les Schtroumpfs faisaient un score de vente conséquent avant leur adaptation en série télé, mais sans plus.
Ces séries doivent leur réussite à ces adaptations, qui ont fait exploser leurs ventes, au point qu’aujourd’hui,
la majorité des personnes qui les connaissent est persuadée que les livres sont des adaptations de la série animée.
Dans une mesure plus modeste, mais énorme également, le cinéma permet à des auteurs de décoller, de rencontrer la reconnaissance,
y compris de leurs pairs, il suffit d‘observer la liste des grands prix du festival d’Angoulême depuis 2000,
ils sont presque tous remis à des auteurs devenus réalisateurs, ou entretenant des liens avec le 7e art.

Peut on encore parler d’un art populaire à propos du 9e art, dans ces conditions?
Force est de constater que la fraction de lecteurs de Bande dessinée est infime par rapport à la population globale.
À y regarder de plus prêt, j’ai l’impression que cette qualification de « BD = art populaire » est une appellation à la fois méprisante pour la bande dessinée et pour le peuple et sa culture.
L’artiste de Pop art, Roy Lichtenstein prétendait avoir choisi de peindre des cases de Bande dessinée,
parce que, la Bande dessinée, est « un vecteur d’émotions populaire ».



Je n’arrivais pas à comprendre cette affirmation avant d’avoir saisi la nappe de mépris que font peser les élites méprisantes et ignares sur ce qu’elles labellisent un peu vite « bd, art populaire ».
En effet, l’émotion c’est ce qui s’oppose à la raison, selon les critères occidentaux.
Et donc, il fallait comprendre « Je peins des cases de Bd, parce que les comics, c’est ce que les gros cons du peuple lisent ».
Alors même que les statistiques de ventes que j’ai évoquées au dessus, le prouvent, la majorité du « peuple », néanmoins fort con à en croire les multiples commentateurs,
ne lit pas une seule bande dessinée. Support de lecture pour illettré, si on écoute l’adage élitaire qui l‘affirme.
Plus incroyable, selon les statistiques du syndicat de la librairie, la proportion d’acheteurs d’au moins un livre par an est aux alentours de 57% de la population française, tous types de littérature confondus.
Bon, admettons que comme art populaire, ça ne fait pas lourd.
Pourtant, on persévère à faire de la vulgarisation en bande dessinée, persuadés qu'ainsi, même un singe avec un demi cerveau comprendra ce que moi yen a vouloir te dire à toi.
On va même jusqu’ à faire disparaître le texte pour lui préférer des illustrations « didactiques » dans les modes d’emplois d’appareils vendus dans le commerce, avec une démarche similaire.
Illustrations, auxquelles, même un habitué de la narration ne comprend rien sans support écrit, je dois le confesser.

La lecture de la bande dessinée s’apprend, comme toute lecture.
Chris Ware, dans l’introduction à Jimi Korrigan, the Smartest kid on earth,
avançait cette idée que la bande dessinée pouvait se permettre d’être plus ambitieuse dans ses modes de narration,
puisque désormais, chacun était quotidiennement mis en présence de modes d’emploi et de notices tout en dessin.
La narration pouvait donc passer à une autre version, plus évoluée.
J’ai compris qu’en fait, la moindre bande dessinée de trois cases était déjà une proposition ambitieuse d’agencement image/texte, à peine lisible pour le tout venant.
Nous pouvons donc nous permettre toutes les audaces narratives, aucune ne sera comprise par tout le monde, de toute façon.

Je me souviens de ma petite cousine à 3 ans demandant pourquoi il y avait 5 cochons qui se poursuivaient dans un livre de Richard Scarry.
Il s’agissait d’une action décomposée en séquences, le cochon tombait.
La majorité des gens continue, bien au-delà de cet âge à comprendre une planche comme une suite de traits et de points confus, j’en ai maintenant la certitude.
Il faut apprendre à lire la bande dessinée, qui est effectivement l’aboutissement d’une formation à l’image narrative hérité d’une longue tradition.
Mais elle est nettement plus compliquée à décrypter qu’un simple texte descriptif, compréhensible par toute personne éduquée à la lecture de mots.

Encore une anecdote: en cours de Français en CM2, notre maîtresse fit une séance sur la lecture de Bande dessinée.
Une fille de ma classe, que j’avais vu autrefois avec un album des Pieds Nickelés fut invitée à lire à haute voix une planche de Boule et Bill.
Le résultat fut un massacre; lecture de phylactères dans le désordre, de cases dans le désordre, d’onomatopées décryptées avec difficulté.
À l'image de ces lecteurs dans le comité de SOFERIM, qui n'arrivaient pas à comprendre le besoin d’installer la situation avant qu’un gag ne s‘y produise.
Je ne sais pas si cette unique heure de cours de lecture lui a permis aujourd’hui de mieux comprendre ce qu’elle lisait en bande dessinée.
Ce qui est sûr, c’est qu’en l’absence de soutient à la lecture de cette littérature si peu prisée, elle continuera à n’y rien comprendre.

 
   

pourquoi le quartier a-t-il autant changé ?


bientôt "pourquoi le cinéma est-t-il un art populaire?"

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Adrien Fournier est inscrit à la SAIF, pour tout usage commercial ou communautaire des présents travaux, merci de demander l'accord de l'auteur au préalable.